LE JOURNAL DU 10 OCTOBRE 1902LE CONCOURS DE JOUETSAu Jardin de Paris. - Ouverture samedi.Une visite aux jouets nouveaux.L'article de Paris.Le concours de jouets organisé par la Société des petits fabricants et inventeurs sous le patronage officieux du préfet de police , instigateur du premier concours de ce genre, l'année dernière, au Tribunal de commerce, ouvrira, au Jardin de Paris, aujourd'hui vendredi (vernissage) et samedi matin pour le public.Je viens d'y aller faire un tour, et le succès me paraît déjà assuré.Dans le bureau, tout garni de photographies de jolies femmes, M. Seigneurie, président de la Société, et M. groc, vice-président, dépouillent des fiches et reçoivent les colis retardataires. ils se mettent aussitôt à ma disposition pour faire le tour du locataire.Et voici le Jardin de Paris, triste et dénudé, en cet après-midi d'octobre ; les chaises sont empilées ; le rideau du théâtre est fermé ; les échoppes sont encore vides, et attendent les marchands et camelots qui tiendront là une foire à treize.- Nous avions d'abord pensé, m'expliquent ces messieurs, à installer notre exposition sous une grande tente de cirque avec des petites baraques. Nous sommes mieux ici.Et comme je vois des velums, des barrières, des planchers mobiles, je demande :- Vous avez des frais ?- Trois ou quatre mille francs.- Et vous les couvrirez comment ?- Par le rendement de la location des échoppes et des kiosques, et par les entrées.- Combien pour entrer ?- Entrée gratis dans le Jardin et la Foire. Deux sous d'entrée pour pénétrer dans le sous-sol où se tient le concours.Le sous-sol ! En effet, le concours est installé dans les caves, mais il y fait électriquement clair a giorno. Des balustrades guident le visiteur devant les étalages où s'alignent les objets nouveaux qui rivalisent pour les prix.Au milieu des paquets, car on n'est pas en avance, ces messieurs me désignent les nouveautés. A mon sens, je vois là plutôt des choses jolies et finement faites que très neuves. Le coup d'oeil est agréable. L'actualité y sourit, avec l'Anglo-Boer, le Caniche de Barnum, Le Long-Tom, le Métropolitain perfectionné, le Crackfort français (un coffre-fort d'où sort un lapin), le Métropolitain tournant, le Ping-Pong de poche, le Jeu de Président et des Électeurs, la Brigade fluviale, les poupées parisiennes, en étoffe et papier, qui représentent des types connus, Polaire en Claudine, Yvette, Réjane, Sarah, Polin, le cirque de la famille Humbert, où l'on voit Mme Humbert porter son coffre-fort à bout de bras et valser dans les airs comme si elle portait une plume.Des inventeurs me paraissent s'être égarés , comme celui qui a mis là un petit cercueil d'où le mort sort comme un diable, et cela s'appelle le Mort récalcitrant. Comme joujou, c'est peut-être un peu austère.L'article de Paris s'est distingué . Il occupe une place importante, et il la mérite. Vous verrez là une boîte à cigares en forme d'automobile à phare électrique, qui n'est pas mal. Les doigts de fée des petites ouvrières ont gentiment chiffonné la soie et le papier en accessoires de cotillon, d'un bonnet de bébé elles ont un abat-jour, et elles ont construit des gracieuses petites merveilles avec des fleurs de papier rose.Des inventeurs sont pleins de sollicitude. Celui-ci a adapté un tube pneumatique à un bougeoir. Quand vous avez lu au lit, vous pressez la poire, et le souffle éteint la flamme sans que vous ayez à sortir les bras des draps.Seulement, vous couchez avec la poire.Et voici des cerceaux pliants, des chambres de poupées, des mobiliers en perles, une douche-collier pour poupées, un tramway électrique, un théâtre complet et machiné, des voitures sableuses, un jouet de circonstance : "Faites sortir l'Épine !" Et des bonshommes de papier à tête de caoutchouc, et des électroscopes amusants, le jeu des Sylphides, fort gracieux, l'électrophone, la "Tapus Jocus", le cerf-volant engouffreur, le cheval de Troie, ne sont que quelques-uns des numéros sensationnels de ce tournoi.Je questionne :- Vous donnerez des prix ?- Oui. On nous a fait des dons à cet effet.- Vous avez un jury ?- Nous en aurons un. Il n'est pas encore constitué. Il sera composé pour un tiers par les membres du bureau de notre Société, un tiers par des personnalités que nous solliciterons, un tiers par des exposants.Cependant, les tapissiers clouent les dernières tentures ; un pâle soleil dore les arbres aux teintes automnales ; des gens arrivent avec des paquets d'où sortent des têtes de chevaux de carton et de pantins, et le kiosque silencieux semble attendre l'orchestre qui jouera :Pan ! Pan ! Qu'est-ce qu'est là ?C'est Polichinelle qui danse !Et le jardin de Paris ressemble à une vielle coquette qui se refait une virginité.Poppée
FABRICATION FRANCAISE - CONCURRENCE ALLEMANDE - MÉTHODES DE TRAVAIL. SALAIRES. DÉFENDONS-NOUS !
Depuis la grossière poupée étrusque ou assyrienne jusqu'aux objets perfectionnés qui étincellent aux vitrines de nos magasins et aux baraques des boulevards, chaque époque a imprimé au jouet sa marque distinctive. La poupée surtout a gardé, à travers les âges, sa physionomie ; elle a perpétué les modes et a survécu aux révolutions. Marquise poudrée à la fin de l'ancien régime, incroyable sous le Directoire, jacobine en 1848, cantinière ou infirmière il y a trente ans, elle avait, paraît-il, subi l'influence même du régime impérial pour redevenir républicaine, ménagère attentive, riche bourgeoise ou pauvre servante, bébé au bras de sa nourrice, ou mariée au voile blanc. Mais, qu'elle soit en porcelaine, en buis, en carton, en caoutchouc, en peau, costumée ou non costumée, la poupée constitue le triomphe de l'industrie parisienne et elle garde toujours son cachet d'origine. A côté d'elle, nous détenons le monopole de l'article dit d'actualité, produit éphémère des événements et des courants d'opinion, depuis les coquettes bastilles à démolir et les mignonnes guillotines en carton jusqu'aux automobiles, aux ballons dirigeables et au fameux coffre-fort...
L'industrie du jouet est une de celles qui font appel aux concours les plus divers, aux métiers les plus opposés ; elle a le double privilège d'être partout et de n'être nulle part ; céramistes, modeleurs, peintres, lingères, coiffeuses, garnisseuses, habilleuses, cartonniers, mécaniciens, découpeurs, estampeurs, forgerons, ferblantiers, ébénistes, etc., tout un monde de travailleurs apporte son contingent à l'oeuvre commune .En France, le département de la Seine est le principal centre de fabrication ; il occupe à lui seul 85 pour cent du chiffre total du personnel ; les jouets en bois viennent, soit de Dortan, petit village de l'Ain, soit du Jura, qui nous fournit aussi les mouvements d'horlogerie.Jadis, la plus grande partie de nos jouets était fabriquée dans de petits ateliers disséminés dans le quartier du Marais et dans l'enchevêtrement des vieilles rues rayonnant autour des Archives ; l'ouvrier travaillait presque toujours seul, ne prenant un apprenti que vers l'époque du nouvel an ; on comptait, il y a une trentaine d'années, 400 ateliers pour 2800 ouvriers ; mais, ne disposant pas de capitaux, incertain de la vente, le petit patron ne pouvait produire à l'avance et la petite industrie a fait place à la grande fabrique. La concentration est très frappante ; plusieurs maisons comptent aujourd'hui de 100 à 500 ouvriers , et cela s'explique lorsqu'on songe que la préparation de la poupée exige à elle seule jusqu'à trente quatre opérations. De plus, l'achat des matières premières qui entrent dans la fabrication, - ivoire, nacre, cuivre, fer blanc, plomb, or, argent, et tous ces riens utilisables qui sortent métamorphosés de l'usine, - exigent de fortes avances, et la transformation de ces mêmes produits demande des machines à découper, à emboutir, des laminoirs, forges, meules, etc. Le jouet mécanique, - dont le mouvement est fourni par les 500 ateliers disséminés dans le Jura, - est venu achever le petit industriel. Allez donc risquer les 700 francs qu'a coûté l'outillage du petit attelage de pompe à incendie ou les 3 000 francs nécessités par le fameux tombereau parisien vendu 39 sous au détail !
Malgré ou grâce à ces transformations, l'essor de notre production a été remarquable. En 1855 , elle était de 7 millions ; actuellement, elle atteint 75 millions et occupe plus de 25000 travailleurs ; leur salaire moyen est, pour les hommes, de 5 Fr 50 et pour les femmes de 3 francs par jour, avec une morte-saison de plusieurs mois ; et cependant ces mille bibelots de l'actualité que l'imagination créé pour un jour, nous les devons à ces ouvriers auxquels l'initiative la plus large est laissée pour la conception de leurs modèles et qui luttent avec avantage contre nos concurrents.
Comme dans le jouet, il faut toujours et encore du nouveau, cet esprit inventif nous a permis de maintenir notre chiffre d'exportation , dont le maximum a été atteint en 1895 , avec près de 34 millions de francs, pour osciller, depuis, autour de 31 millions et demi...
Ce recul coïncide, d'ailleurs, avec une augmentation des échanges de nos rivaux qui ne font guère que copier - et mal copier - le jouet parisien !
L'industrie du jouet se trouve, en effet, en présence d'un redoutable concurrent : l'Allemagne. Les principaux centres de fabrication chez nos voisins sont : Nuremberg, qui se rattache à Furth par une série ininterrompue de faubourgs ; Sonneberg et l'Erzgebirge Saxon. C'est à Sonneberg que l'on fait les poupées, les masques et les articles en papier mâché, et les 8 à 10000 ouvriers, qui y sont occupés doivent demander leurs ressources à un salaire de 65 centimes par jour ! Dans l'Erzgebirge, on fabrique surtout le jouet en bois ; on y compte une cinquantaine d'usines d'assemblage, car la production se subdivise à l'infini ; chaque commune a sa spécialité ; ici on fait le jouet sculpté, là les chambres de poupées, ailleurs les voitures, les tambours, les chevaux...; les parties mêmes du jouet sont spécialisées, et certains villages ne produisent que le harnachement ou même, plus humblement, des crinières et des queues de cheval. On atteint ainsi le maximum de bon marché, d'autant que l'ouvrier arrive, après deux années d'apprentissage, à gagner de 8 à 10 francs... par semaine.
Furth et Nuremberg sont le berceau du soldat de plomb - précurseur inconscient de la suprématie militaire dans le plus soldatesque des empires. C'est une industrie qui a pris d'assaut les bonnes grâces de officiers retraités, qui ne dédaignent pas de fournir des modèles et de veiller à la fidélité des costumes. Plusieurs fabriques importantes fondent la matière première, découpent le métal, assemblent les pièces. Le salaire des ouvriers peut atteindre jusqu'à 30 francs par semaine.
Aux femmes incombe le soin de peindre, chez elles, ces guerriers ; elles gagnent ainsi, par semaine, de 7 fr 50 à 9 francs, dont il faut déduire le montant des fournitures : pinceaux, couleurs, etc. Chaque jour , il sort des usines une armée de 100 000 soldats , non seulement pour l'amusement des enfants, mais aussi pour l'instruction des officiers, qui les font manoeuvrer sur le "Kiergsspiel", où ils remplacent les échecs.
Pour favoriser l'industrie du jouet, l'État a fondé, à Grünhainichen, une école professionnelle de dessin et de modelage ; les cours, gratuits, sont donnés par quatre professeurs, et suivis par 200 élèves. D'autres écoles dues à l'initiative privée, fonctionnent dans les autres centres producteurs.
Ces méthodes de travail, les encouragements constants apportés à cette industrie, ont permis à nos voisins d'augmenter leur production et leurs échanges avec le dehors, alors que les nôtres diminuent. C'est ainsi que l'Allemagne a exporté , en 1901 , près de 67 millions de francs de jouets , alors qu'elle n'en exportait que pour 44 millions il y a six ans. Sa présence se fait surtout sentir en Angleterre et aux États-Unis, qui étaient jadis nos meilleurs clients. mais c'est en France même que les jouets d'Outre-Rhin commencent à nous concurrencer ; nous n'en recevions que pour trois millions et demi en 1895, tandis que nous en absorbons actuellement pour plus de cinq millions de francs !
Aussi bien, si l'enfant dans ses jeux nous permet de deviner les instincts, les volontés et les passions de l'homme futur, ce rapide coup d'oeil sur l'état de l'industrie destinée à contenter ses goûts nous laisse entrevoir les luttes que ce même enfant aura à soutenir demain pour ne pas se laisser annihiler par ses dangereux rivaux.
Alexandre Girard